Analyse du chapitre 3
Dans le chapitre 3, Kévin Cappelli commence par rappeler brièvement les thèses qu’il a énoncées dans les chapitres 1 et 2. Dans le premier chapitre, il affirme que la circulation mécanique provoque « un effacement des lieux concrets », c’est-à-dire un effacement des espaces unifiés pour former un corps social consistant et vivants à la fois car il y a beaucoup de mouvement, au profit de « zones abstraites », c’est-à-dire de zones séparées, uniformes, consacrées à un seul type d’activité et qui ne sont pas explorées mais traversées rapidement. Dans le deuxième chapitre, Cappelli soutient que le seul sentiment que quiconque ait sur un événement, il le doit non pas à l’expérience, mais à l’image mentale qu’il possède de cet événement, en sachant que cette image provient d’une production médiatique s’imposant désormais comme « matrice de notre réalité ». Cappelli pose ensuite le problème suivant : Quelles sont les conditions qui rendent possible l’existence d’un monde et, corrélativement, une expérience du monde ? Pour répondre à ce problème, Cappelli part d’une objection qu’on pourrait lui faire : « N’y a-t-il pas monde dès lors que des hommes habitent ensemble dans une réalité qui leur est commune, même si cette réalité est faite de zones de transport et de simulacres médiatiques ? ».
Cappelli convoque l’ouvrage d’Hannah Arendt : Condition de l’Homme moderne(1958) pour appuyer l’idée que « le monde est d’abord une réalité que les hommes ont en commun ». Dans la Condition de l’Homme moderne, Hannah Arendt établit une triple caractérisation de la condition humaine : l’existence consacrée à la vita activa, l’homo faber et l’animal laborans. Ces trois caractéristiques sont marquées, respectivement, par trois activités que Cappelli cite, à savoir : l’action, l’œuvre et le travail. Ces activités rendent possible le monde humain. Selon Arendt, la modernité a vu le sacre de l’animal laborans. Or, l’activité de ce dernier, le travail, a provoqué l’isolement des hommes qui se sont isolés des autres et du monde. A ce titre, Arendt affirme dans son ouvrage que dans le travail, « l’Homme n’est uni ni au monde ni aux autres hommes, seul avec son corps, face à la brutale nécessité de la vie ». Cet isolement a par la suite engendré une rupture de communication entre les individus, en sachant que la communication est la seule chose qui permette de distinguer les individus entre eux. L’uniformité et l’unité sont les caractéristiques majeures de la modernité. L’activité à laquelle va s’intéresser Cappelli ici est l’action, « la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des choses ni de la matière ». Il faut faire la différence entre l’action, expression de la liberté, le faire, modalité de l’utilité, et le travail, activité soumise à la nécessité. L’action manifeste l’unicité d’un homme. On ne peut pas déterminer l’essence individuelle d’une personne en se fondant sur ce que cette personne dit d’elle-même sur les réseaux sociaux par exemple. En effet, les réseaux sociaux nous offrent la possibilité de porter un masque et d’être quelqu’un d’autre, mais aussi de créer des profils anonymes pour nous socialiser, ce qui est l’un de nos plus grands besoins dans une société de plus en plus individualiste. « En revanche, en donnant ou en volant devant moi, un être humain se révèle à moi comme généreux ou cupide ; en affrontant les difficultés ou en fuyant devant moi, il se manifeste comme courageux ou lâche ». A travers cet exemple, Cappelli montre que les actions d’un homme, sans aucun intermédiaire, permettent de révéler en partie son essence individuelle. Cependant, l’acte est indissociable de l’usage de la parole. Le mot « action » vient du latin « agere » qui signifie mettre en mouvement. Le fait d’agir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre quelque chose. Parce qu’ils sont novateurs en vertu de leur naissance, les hommes prennent des initiatives, ils sont portés à l’action. Ce commencement d’entreprise de quelque chose n’est pas le début de quelque chose mais de quelqu’un qui est lui-même à la base un novateur. C’est avec la création de l’Homme que le principe du commencement est venu au monde. Il en va de même pour le principe de liberté qui est venu en même temps que la création de l’Homme. Cependant, sans l’accompagnement du langage, l’action perdrait à la fois son caractère révélatoire et son sujet puisqu’il n’y aurait plus d’hommes, seulement des robots exécutant des actes qui, humainement parlant, seraient incompréhensible. L’action muette n’est pas une action humaine car il n’y a pas d’acteur et l’acteur, le faiseur d’actes, n’existe que s’il est aussi diseur de paroles. L’action que l’Homme commence est révélée humainement par le verbe. Bien que l’on puisse percevoir un acte brut, sans accompagnement verbal, « l’acte ne prend un sens que par la parole dans laquelle l’agent s’identifie comme comme acteur, annonçant ce qu’il fait, ce qu’il a fait, ce qu’il veut faire ». En outre, « bien des actes, sinon la plupart, sont accomplis sous forme de discours ». Par là, Cappelli veut dire que, s’il n’est pas possible de ramener toute action à un acte de langage, comme le fait d’ausculter, il est cependant possible de supposer que dans tout acte, le fait d’ausculter par exemple, on puisse retrouver une forme qui est celle de l’acte de langage ou bien que tout acte non langagier est habité, hanté par un acte de langage qui lui confère une certaine dignité ou bien que tout acte est à posteriori un acte de langage, c’est-à-dire qu’on va dire dans un premier temps ce qu’on prévoit de faire et cela va se traduire dans un second temps par des actes concrets, comme nous pouvons le voir avec les exemples cités par Cappelli, à savoir : le « fait de promettre, de prêter un serment ou de prononcer un jugement pour régler un différend ». Les hommes ne sont donc véritablement que lorsqu’ils forment une « communauté d’action et de parole ». L’identité de celui qui agit ne peut émerger sans la parole et le sens de son action. En outre, la parole rend possible l’espace publique en ce qu’elle permet les échanges entre les individus. La « polis », « modèle de cette vie en commun », est, selon Arendt, « le système le plus bavard de tous et repose sur la persuasion et la discussion plus que sur la contrainte et la violence. Cependant, à la puissance produite par l’union de l’action et de la parole s’est substituée la violence dans les espaces publics modernes. Arendt s’en prend à la politique qui était au départ synonyme de parole et d’action, et qui est maintenant synonyme de silence et de violence.
Cette communauté de parole et d’action forme ce qu’est un monde à proprement parler. Arendt fait la distinction entre sphère publique et sphère privée qui constituent les deux champs distincts de l’existence humaine. La sphère privée est un espace de protection qui correspond à l’intimité de la famille. La sphère publique, quant à elle, est marquée par l’objectivité et par l’assurance d’exister pour autrui. Les trois caractéristiques de la sphère publique sont : le commun, la publicité et la pluralité. Le commun désigne le monde en tant qu’il est partagé par les êtres humains, la publicité est le fait d’être vu et entendu par les autres, c’est « la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui assure de la réalité du monde et de nous-mêmes ». Enfin, la pluralité marque la place que chacun occupe et les différences de points de vue selon la place qu’on occupe. La politique a-t-elle finalement encore un sens ? C’est la question que se posait Arendt dès les années 1950 dans Qu’est-ce que la politique ?, un projet de livre en allemand qu’elle abandonna dix ans plus tard mais dont il nous reste sept fragments datés de 1950 à 1959. La fragment qui va nous intéresser ici s’intitule « Le sens de la politique ». Dans ce texte, Arendt soutient que la coexistence et les échanges avec autrui assurent l’appartenance au monde. En effet, « c’est seulement dans la liberté du parler-ensemble que le monde, comme ce dont on parle, naît dans son objectivité et devient visible de tous côtés. Vivre dans un monde réel et parler du monde avec les autres sont au fond une seule et même chose ». A la question concernant le sens de la politique, la réponse d’Arendt est la suivante : le sens de la politique est « la liberté du parler-ensemble » qui seule permet un échange « des points de vue et des perspectives ». Nous ne pouvons véritablement faire l’expérience du monde qu’en nous confrontant directement aux autres, « sans intermédiaire artificiel », créé par la vie sociale. Dans La Crise de la culture(1961), Arendt donne sa définition de la liberté. Arendt fait la distinction entre la liberté et le libre-arbitre. Pour Arendt, la liberté n’est pas un phénomène de la volonté, ceci étant ce qu’on appelle le libre-arbitre. La liberté, dit Arendt, est la capacité qu’a l’Homme de commencer quelque chose de neuf à partir de ses propres ressources. C’est en ce sens qu’Arendt affirme que l’Homme est un « faiseur de miracles », il est un créateur, un novateur. De même, la liberté étonne car elle est innovatrice. Le monde commun, c’est ce monde dans lequel tous les humains vivent. Et ce monde n’existe que parce que des personnes douées de spontanéité, c’est-à-dire en mesure de commencer quelque chose de nouveau, y vivent égales et différentes à la fois. Le monde commun est un monde aux multiples facettes qui ne s’actualise que dans la « rencontre d’autres gens en actes et en paroles ». En effet, le monde commun naît des différences de points de vue et de perspectives liées à la pluralité, caractéristique de la condition humaine. A partir de là, Cappelli pose le problème suivant : « Même au milieu des zones urbaines et des fantômes médiatiques, n’agissons-nous pas et ne parlons-nous pas encore ensemble, en sorte que notre réalité constituerait toujours un monde parce qu’elle serait toujours commune à une pluralité d’hommes ? ». La réponde de Cappelli est la suivante : dans le monde d’aujourd’hui, « les hommes ne paraissent pas réunis en une communauté d’action et de parole » car les occasions d’individualisme se multiplient, notamment par la création de « zones » et de « simulacres » isolants en même temps qu’une culture de l’autonomie croît. Cappelli envisage dès lors l’hypothèse suivante : notre réalité n’est pas vraiment un monde mais un spectacle. Le concept de « spectacle » tel que l’envisage Cappelli a été élaboré dans les années 1950 et 1960 par les Situationnistes, et en particulier par Guy Debord dans son ouvrage La société du spectacle(1967). « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images », écrivait Guy Debord en 1967. Cappelli dénonce une communication qui, instrumentalisée, devient un des outils de l’aliénation de la population qu’elle isole en unités atomisés. Nous vivons désormais dans une société du visible où chacun se fait juge et où, pour reprendre les mots de Jankélévitch, « ton malheur est mon bonheur ». Avec la banalisation du fait de se donner en spectacle et la généralisation des dispositifs d’expression personnelles, l’individualisme et la malveillance s’épanouissent à l’ère du numérique. Tout spectacle suppose une séparation contre laquelle Debord n’aura cessé de protester : « La séparation est l’alpha et l’oméga du spectacle » qui distribue le sujet et l’objet du regard de part et d’autre d’une rampe, d’un cadre, d’une frontière sémiotique. On s’accordera avec Debord sur l’évidence que cette distance fonde le spectacle en général, avec cette réserve que les Situationnistes connotent celle-ci négativement comme aliénation, passivation etc., alors qu’on peut souligner au contraire les bienfaits cathartiques, sémiotiques, symboliques de cet éloignement en général du théâtre des opérations. A partir de là, Cappelli pose le problème suivant : « Mais de quelle séparation originaire (l’alpha, première lettre) procède-t-elle ? ». Selon Cappelli, « la théorie du spectacle est d’inspiration marxiste ». Dans le premier livre du Capital(1867), Marx déploie une théorie de l’exploitation selon laquelle le capitalisme disposerait d’une logique intrasèquement pernicieuse, fondée sur le quasi esclavage de la classe laborieuse, au profit des intérêts conjoints des bourgeois et des capitalistes, lesquels, mus par l’avarice sinon la convoitise, ne constitueraient qu’une classe de parasites dévorant le travail des masses. Marx, dans le premier chapitre du Capital, développe également une idée originale qui est celle du « fétichisme de la marchandise ». Selon Marx, loin d’être « cartésienne », la société développe une forme de mysticisme banalisé, par lequel la matérialité même des produits du travail désigne magiquement quelque « valeur » idéale et suprasensible. De même que les sociétés premières fondées sur des religions fétichistes sont face à des objets produits par les hommes (statuettes, etc.), mais dont elles occultent le fait que ces hommes les aient produits, et peuvent de ce fait leur attribuer des qualités « divines », « magiques », « surnaturelles », de même les producteurs et les consommateurs de marchandises, dans la société capitaliste moderne, confèrent une valeur en soi, abstraite et idéale, aux produits du travail, sur la base d’une double occultation : occultation du fait que ces produits sont issus du travail humain et occultation du fait que leur valeur dérive d’un processus de valorisation socialement et historiquement construit. Ainsi, le marché capitaliste et l’administration publique constituent un intermédiaire entre nous et toute notre vie, entre nous et le monde. Cappelli insiste sur le fait que toutes les marchandises, pas seulement les produits audiovisuels et médiatiques, fonctionnent comme des spectacles qui nous empêchent de faire une authentique expérience du monde. En somme, le monde moderne peut être considéré comme un « pseudo-monde ». Le monde devient véritablement monde humain et existe comme habitat et scène pour l’apparition là où les hommes sont plusieurs, là où les hommes entrent en relation par le dialogue et l’action, sans aucun intermédiaire artificiel.
Nous voyons moins le monde sous nos yeux que les innombrables images qui en rendent compte à travers des écrans de toutes sortes : télévision, cinéma, ordinateur ou photocopies. Les sociétés occidentales réduisent le monde à des images, faisant des médias le principal vecteur de la vie quotidienne, comme le montre cette antimétabole que nous pouvons lire au paragraphe 18 de La société du spectacle : « le monde réel se change en simples images » et « les simples images deviennent des êtres réels ». L’économie capitaliste aboutit dans le spectacle à une « prolétarisation du monde » : cette affirmation permet à Guy Debord de penser les différentes phases du capitalisme. La première, la phase primitive de l’accumulation capitaliste, imposait la domination de l’économie sur la vie sociale. Elle a fait subir aux humains une dégradation de leur existence, passée de l’être à l’avoir. Le travailleur est séparé de son produit, le monde est prolétarisé. De nos jours, l’avoir se dissout dans le paraître. Guy Debord parle de la marchandise et de la liberté formelle dispensée par les pouvoirs, avant de parler de l’humain devenant spectateur dans la sphère culturelle. Il vise la pratique unifiée de l’organisation consensuelle du marché mondial et la transformation des perceptions du monde concomitante. En un mot, la « société du spectacle » déploie une police généralisée, la police qui discipline et aliène en indiquant le permis, mais en masquant le possible : l’économie de la marchandise, l’usine exploiteuse etc. La critique la plus radicale de ce nouveau capitalisme est celle des Situationnistes qui mettent en doute le règne de l’économie elle-même. Contre l’apologie de l’abondance posée comme fin en soi, ils affirment que « l’abondance, comme avenir humain, ne saurait être abondance d’objets (…) mais abondance de situations ». Pour conclure, « c’est le spectacle qui institue un espace sans lieux et la simulation médiatique » nous empêchant de faire une véritable et authentique expérience du monde.
En quelques phrases ciselées, concentrées, Debord capture l’effondrement de notre monde : « La circulation humaine considérée comme une consommation, le tourisme, se ramène fondamentalement au loisir d’aller voir ce qui est devenu banal. L’aménagement économique de la fréquentation de lieux différents est déjà par lui-même la garantie de leur équivalence. La même modernisation qui a retiré du voyage le temps, lui a aussi retiré la réalité de l’espace ». L’Homme moderne, selon Debord, est avant tout l’Homme spectateur, séparé de vie réelle ; la consommation touristique, la fabrique des opinions par le pouvoir journalistique, ou encore la disparition des frontières et des Etats souverains, ne sont que les faces d’un même cristal spectaculaire. Si l’époque spectaculaire a pu être caractérisée par Debord comme celle dans laquelle tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation, il y a sans doute une image qui plus que toutes les autres peut concentrer dans la sphère spectaculaire l’aliénation du vécu : la vedette. A ce titre, « les hommes politiques et les stars du show business sont respectivement qualifiés par Debord de vedettes de la décision et de vedettes de la consommation ». La vedette n’est pas un simple personnage du divertissement, mais plutôt la figure spectaculaire qui semble la plus apte à ajourner les anciennes formes de l’aliénation : du religieux au politique en passant par les médias, il n’y a aujourd’hui que la vedette pour légitimer l’exercice du pouvoir. Tout compte fait, il n’est pas surprenant qu’on puisse voir si souvent passer à la politique des individus issus des médias. En outre, beaucoup d’hommes politiques sont ou ont été en couple avec des journalistes. Parmi ces couples, on peut citer : Valérie Trierweiler et François Hollande, Audrey Pulvar et Arnaud Montebourg, Anne Sinclair et Dominique Strauss-Kahn etc. Kennedy est un exemple de fantôme du spectacle en ce sens qu’il n’était pas l’auteur de ses dires. Un intermédiaire, Théodore Sorenson, écrivait ses discours à sa place, lesquels ont contribué à la popularité de Kennedy qui, avec ses discours, a réussi a gagné la reconnaissance du peuple américain. En effet, « Kennedy était resté orateur jusqu’à prononcer son éloge sur sa propre tombe, puisque Théodore Sorenson continuait à ce moment de rédiger pour le successeur les discours dans ce style qui avait tant compté pour faire reconnaître la personnalité du disparu ».
Enfin, sur le plan politique, Cappelli fait l’éloge du communisme des conseils ou conseillisme. Le conseillisme est un courant marxiste anti-léniniste pour qui les conseils ouvriers doivent s’organiser en pouvoir insurrectionnel et diriger la société : le terme marque l’opposition au « communisme des partis » et aux conceptions de Lénine pour qui seul le parti devait diriger la révolution et la société. En effet, les conseils ouvriers sont « la réalisation de la communication directe active » (La Société du spectacle, § 116) nécessaire au « monde commun » par opposition au « pseudo-monde ».
Lilly-Marie Vecchierini (TL)