Désobéir de Frédéric Gros
Chapitre 1 : Le renversement des monstruosités
Selon Frédéric Gros, avant le XXème siècle, on était puni parce que l’on avait désobéi. Or, au XXème siècle, à Nuremberg, on a puni la désobéissance. C’est précisément cela que Frédéric Gros appelle « le renversement des monstruosités ».
L’essai de Frédéric Gros s’ouvre de façon originale et forte, sur un « poème fantastique » extrait des Frères Karamazov de Dostoïevski, qui nous a habitué à des textes littéraires dans lesquels nous pouvons puiser un fond philosophique.
Dans les Frères Karamazov, Dostoïevski imagine le retour du Christ parmi nous. Ce retour s’impose comme une allégorie de la désobéissance. En effet, ce récit est celui du Christ qui, revenant dans la ville de Séville du XVème siècle, est fait prisonnier par le Grand Inquisiteur, ce dernier lui reprochant d’avoir laissé les hommes libres. Dans ce texte, Dostoïevski nous pose un terrible problème : celui de la profondeur de notre désir de liberté.
La question posée par Gros se formule comme suit : la liberté ne constitue-t-elle pas pour chacun d’entre nous « un vertige insoutenable, un insupportable fardeau » ?
Il reprend ici une thèse énoncée par La Boétie dans le Discours sur la Servitude Volontaire affirmant que la liberté est inquiétante, au sens courant et au sens étymologique du terme : elle crée une intranquillité.
La liberté fait peur car il est plus rassurant d’obéir sans se poser de question, de suivre le mouvement. On peut ainsi éviter de sortir de sa zone de confort puisque l’on n’a même pas besoin de réfléchir.
Avant le XXème siècle, seule la désobéissance était perçue comme quelque chose de monstrueux.
« La discipline soumet l’homme aux lois de l’Humanité et commence à lui faire sentir la contrainte des lois. Mais cela doit avoir lieu de bonne heure. C’est ainsi par exemple que l’on envoie les enfants à l’école, non dans l’intention qu’ils y apprennent quelque chose, mais afin qu’ils s’habituent à demeurer tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne » Kant, Traité sur l’éducation.
L’Homme a besoin d’une certaine discipline pour apprendre à maîtriser ses pulsions animales, autrement il pourrait se détourner de l’Humanité. Ceci dit, il faut être vigilant : une bonne discipline ne doit pas mettre l’accent sur la qualité scolaire comme clef de réussite, mais elle doit plutôt donner à l’élève un sens de la rigueur, une discipline personnelle dont il a besoin pour faire ses propres choix et se bâtir une personnalité digne.
Kant, et par la même occasion Frédéric Gros critiquent l’obéissance absolue, cette obéissance aveugle. Dans un contexte où de nombreuses preuves de la Shoah ont été accumulées, rendant impossible la négation des crimes qui ont effectivement été commis, Eichmann ne pouvait pas dire : « ce n’est pas moi ». Il n’avait d’autre échappatoire que d’atténuer sa responsabilité en niant l’élément intentionnel du crime. Il a donc fait preuve de mauvaise foi en se réfugiant derrière un « j’ai obéi aux ordres ». Le seul expédient pour la défense d’Eichmann reposait dès lors sur un « je ne pense pas » traduisant une obéissance aveugle aux ordres. En effet, l’homme étant profondément malléable, on peut faire de lui ce que l’on veut en fonction de ses maitres. L’obéissance aveugle éduque à la « résignation politique ».
Le XXème siècle a connu « des monstres d’obéissance » tels Eichmann ou encore le sinistre Duch. Mais les crimes dont ils sont responsables n’auraient pas pu avoir lieu si certains s’étaient interposés.
Frédéric Gros veut penser cela sous l’angle de « l’éthique du politique ». Il reconnaît que dans une perspective plus politique, il est difficile de désobéir quand l’obéissance est devenue une habitude, et parfois même un refuge pour la lâcheté, une zone de confort.
« Obéir, désobéir, c’est donner forme à sa liberté ».
Frédéric Gros conclut son premier chapitre sur cette affirmation thétique.