Désobéir, Frédéric Gros, Chapitre n°12: "La responsabilité sans limites"


Désobéir de F. Gros

Chapitre 12 : La responsabilité sans limites

Dans ce chapitre intitulé « la responsabilité sans limites », Fréderic Gros cherche à répondre à la problématique suivante : « jusqu’à quel point est-il responsable de désobéir ? ».

Pour cela, il part du fait qu’on ne peut pas être jugé responsable de ses actes si l’on a fait qu’obéir aux ordres qui ont été donnés. En effet, ce n’est plus notre responsabilité qui est en jeu puisque dès qu’on obéit à quelque chose ce n’est pas nous qui prenons de manière personnelle l’initiative de réaliser cette chose. Nous apparaissons comme étant un subjectus et non un subjectum. Frédéric Gros pose alors la question suivante : « faut-il à ce point désobéir pour être responsable ? » Pour répondre à cette question, il prend une phrase provenant de l’opinion commune : « l’irresponsabilité c’est celle des désobéissants » c’est-à-dire que la personne irresponsable n’est pas celle qui a obéit à la société mais est celle qui a enfreint les règles posées par la société.

Frédéric Gros, propose alors une définition de la responsabilité qui apparaît comme étant large. Il propose alors deux sortes de responsabilités :

1)      La responsabilité des personnes prenant des décisions et jugées « responsables » par la société qui peuvent par exemple être des directeurs ou des dirigeants et qui évoluent dans un milieu constitué de rivalités où tout est mouvant et rien n’est acquis. Une telle personne a pour caractéristique « d’être responsable c’est-à-dire de devoir toujours composer avec le réel et de renoncer à ses rêves ». Ces caractéristiques du responsable sont présentées dans les écrits de Machiavel, Weber et Hegel : « le responsable travaille à la production des effets, il anticipe, calcule, démêle dans le but d’arriver à un résultat final dont il se sent l’initiateur. » Le « responsable » accepte tous les compromis et toutes les luttes qui se présentent à lui pour pouvoir faire de la volonté de la société une réalité.



2)      La responsabilité « illimitée » qui ne repose plus sur un objectif d’efficacité mais sur un moment « de convocation » où le sujet « resurgit » et se sent alors doté « d’une responsabilité illimitée ».

Cette responsabilité illimitée est représentée par l’auteur sous la forme d’un carré aux sommets duquel il y a une des quatre figures de la responsabilité illimité.

2.1 « La responsabilité intégrale ou la responsabilité de faute » que l’auteur illustre par l’image du tribunal des morts devant lequel tous les hommes seront convoqués et jugés pour « l’ensemble de leurs actes et de leurs pensées les plus secrètes » par une instance supérieure qui décidera de leurs récompenses ou de leurs châtiments. Confronté à cette échéance inéluctable, l’Homme fait un rapide bilan de ses actes. Ce bilan de conscience est illustré par l’image d’une balance sur laquelle sont soupesés le bien et le mal, le vice et la vertu, les justices et les injustices que l’homme a commis au cours de son existence.




2.2 « La responsabilité absolue ou la responsabilité de l’événement » qui est illustrée par l’auteur à travers la thèse d’Epictète apparaissant au début du Manuel est la suivante « ce qui dépend de toi ce n’est jamais ce qui t’arrive en tant que tel. » Par cette phrase, l’auteur veut montrer que l’homme ne maîtrise pas le cours des choses parce qu’elles dépendent de « séries causales tellement complexes qu’il devient absurde de penser que la liberté puisse être engagée, authentifiée ou disqualifiée dans cet entrelacs d’accidents ». Par contre, ce qui dépend de l’individu c’est le sens qu’il donne à ce qui lui arrive et il est pleinement responsable de ce sens. En effet, il peut choisir de se lamenter sur un événement ou de le prendre comme il vient avec philosophie. Par exemple, dans le cas de la mort de l’un de ses proches, une personne peut se lamenter et vivre cet événement comme étant une tragédie dont elle ne se relèvera pas ou elle peut le prendre en l’acceptant comme une nécessité naturelle stoïcienne. Dans ce dernier cas, la personne savait que la mort de ce proche allait avoir lieu un jour et en cela dédramatise, réduit l’impact de cet événement.

2.3 « La responsabilité infinie ou responsabilité du fragile » consiste au fait que je devienne responsable d’une personne plus faible que moi qui se retrouve dans une situation de fragilité devant laquelle je ne peux pas être insensible. Je me retrouve soumis à une nouvelle convocation qui est celle du malheur d’autrui dont je me sens responsable. Cette responsabilité s’appelle la « responsabilité pour l’autre » comme l’exprime Emmanuel Lévinas dans Ethique et infini paru en 1982. Contrairement à la responsabilité de la faute, dans ce cas, je ne suis pas responsable de mes actes par rapport à une instance supérieure mais par rapport à la détresse d’autrui.

2.4  « La responsabilité globale ou responsabilité du monde » se caractérise par le fait que l’homme ne puisse pas ne pas s’impliquer dans les événements mondiaux sans se mentir à lui-même. En effet, il est « responsable par principe », il se rend complice en ne prenant pas parti pour tel ou tel camps par rapport aux évènements ayant lieu dans le monde. Son silence est en soi une prise de position laissant sous-entendre qu’il cautionne ces événements. L’auteur illustre cette idée en s’appuyant sur le premier numéro du journal les temps modernes paru en Octobre 1945 dans lequel sont développés différents exemples parmi lesquels se trouve l’Affaire Callas et l’Affaire Dreyfus. Avec ces exemples, il veut mettre en avant des situations où des écrivains en l’occurrence Voltaire et Zola ont pris la défense d’individus sans y être obligé et ont montré, par cet acte, qu’ils ne cautionnaient pas la manière dont étaient traitée la situation de ces personnes. Dans ce même article, il écrit « chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain. L’Occupation nous a appris la nôtre ». Par cette dernière phrase, l’auteur peut faire référence à des acteurs qui durant l’Occupation ont conservé leurs métiers et ont été inquiétés à la Libération et ont donc, par leur inaction cautionné le nazisme. Cette idée est accentuée par la date de parution de ce premier numéro.

Ces quatre sommets du carré peuvent être reliés par deux anneaux représentant les deux points communs liants ces quatre formes de responsabilité.

1)      L’anneau du fardeau. En effet, dans les quatre responsabilités présentées ci-dessus le sujet ressent la responsabilité comme étant un fardeau. En effet, il y a le fardeau de « l’acte déjà inscrit dans le temps », le fardeau du sens à donner aux événements qui nous arrivent, le fardeau de la protection du plus faible et le fardeau de la protection des individus dans le monde.



2)      L’autre anneau est le fait d’être (pour reprendre le mot du philosophe français Vladimir Jankélévitch) « l’irremplaçable » c’est-à-dire le fait que la personne qui est irremplaçable pour rédiger par exemple une lettre apparait comme étant irremplaçable lorsque cette lettre entre en fonction et accepte les conséquences de cette lettre et les fardeaux que celle-ci impliquera, ne pouvant s’en défaire en les rejetant sur quelqu’un d’autre. »

Au milieu de ces deux anneaux le sujet intervient comme n’étant plus universel et partageable comme le présentait Descartes avec son Cogito, mais apparait ici comme étant personnel et indélégable.

Le fait que l’être humain soit entièrement responsable de ses actes et de tout ce qui lui arrive est anxiogène et angoissant et a pour conséquence que l’homme cherche à obéir en se soumettant aux autres et en contournant cette responsabilité. Cette idée est illustrée par le romancier russe Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski dans le livre IV des Frères Karamazov paru en 1979 et dans lequel il écrit « nous sommes tous responsables de tout et devant tous et moi plus qu’un autre ». En effet, dans cette phrase il montre que l’homme a tendance à se déresponsabiliser de ses actes en se fondant dans la population mais il rappelle que la responsabilité fait appel à une éthique qui est propre à chaque individu. Afin de répondre à cette tendance de déresponsabilisation, il utilise la provocation du « moi plus qu’un autre ».



Frédéric Gros développe cette idée à travers deux exemples illustrant la mauvaise foi :



1)      Dans le cas où une personne est sollicitée pour participer à une cause considérée comme juste, elle peut se déresponsabiliser de cet engagement en se cachant derrière l’excuse selon laquelle elle n’est pas assez qualifiée pour le réaliser.



2)      Dans le cas où une personne doit réaliser un acte qu’elle réprouve, bien qu’elle pense à ne pas  le réaliser, elle se soumet et l’exécute tout de même en se cachant derrière une sorte de  «  bonne conscience » selon laquelle si ce n’est pas elle qui réalise cet acte, une autre personne le réalisera donc dans tous les cas.



Conclusion :

L’auteur présente la différence qui existe entre le fait qu’une action soit réalisée par moi ou une autre personne. Cette idée est illustrée par le drame vécu par Claude Eatherly tel qu’il est rapporté par le premier mari d’Hanna Arendt, Günther Andrews dans Hiroshima est partout, paru 2008. Claude Eatherly faisait partie de l’escadrille américaine qui avait été sélectionnée pour faire un repérage météorologique afin de pouvoir permettre le bombardement d’Hiroshima. Des années après le drame il est victime de dépression et autres pathologies au point qu’il est déclaré comme étant irresponsable de ses actes. Il tombe dans ces pathologies parce qu’il se considère comme seul responsable de toutes les personnes mortes lors de l’attaque qui a eu lieu grâce au repérage préliminaire qu’il avait effectué. S’il avait fait preuve de mauvaise foi, il se serait convaincu d’avoir juste obéi aux ordres et que de toutes manières, une autre personne aurait réalisé ce repérage à sa place.



Chloé TL



                                              Photo de Claude Eatherly